De sa petite enfance passée sur une base militaire de l’armée américaine en Allemagne à ses années de compétition au Club de canotage de Lachine alors toute jeune fille jusqu’à ses années universitaires, Nathalie Pilon, présidente d’ABB Canada, a toujours rallié les troupes. Le sport – et surtout l’eau – a certainement teinté son parcours, qui l’a menée à la tête de l’une des entreprises les plus innovantes du secteur des technologies de l’énergie et de l’automatisation. Rencontre avec une comptable atypique, une gestionnaire curieuse et une femme d’action.
Née dans le quartier Lachine, à Montréal, Nathalie a passé son enfance, de l’âge de 3 à 6 ans, en Allemagne, sur une base militaire américaine où son père enseignait. « Peu de gens savent ceci de moi, a-t-elle confié en préambule au magazine Électricité Plus, qui est allé à sa rencontre au Campus d’ABB récemment inauguré au Technoparc Montréal. J’ai probablement appris mon anglais lors de ces années-là. Au préscolaire, je parlais français, anglais et allemand. Malheureusement, je n’ai pas gardé l’allemand. »
De retour à Montréal, sa famille s’établit à LaSalle. Dès l’âge de 7 ou 8 ans, Nathalie suit les traces de son père, jadis couronné champion canadien de canoë. « Le canoë-kayak de compétition, c’est mon sport. Je dis beaucoup que le sport t’apprend des habiletés de leadership, parce que dans le canoë-kayak, il y a différents bateaux, et moi j’aimais le bateau d’équipe. »
De son propre aveu, elle affirme ne jamais avoir eu de plaisir à pratiquer un sport individuel. « Certains diront que c’est peut-être parce que je n’avais pas le talent – c’est vrai, lance-t-elle avec humour. Mais me retrouver à compétitionner seule, moi, je trouvais ça ben plate. Il fallait toujours qu’on soit deux – ou quatre –, il s’agit donc trouver les bonnes personnes avec qui tu bâtis quelque chose et avec qui tu as un but. »
Voilà un secret de polichinelle, Nathalie Pilon valorise beaucoup le sport – même lors d’entrevues d’embauche –, la façon dont un candidat présente sa feuille de route sportive lui en dit énormément sur la personne à qui elle a affaire. « Le sport individuel ou le sport d’équipe reflète ta personnalité, le genre de personne que tu es et comment tu conjugues avec les obstacles », estime-t-elle.
Une première chance chez Thomas & Betts
Nathalie Pilon a étudié au Collège Sainte-Anne à Lachine pour ensuite se diriger vers les hautes études commerciales, en administration des affaires, option comptabilité, à HEC Montréal. « Quand je suis sortie du secondaire, j’avais établi que je ne voulais pas aller en sciences, c’était évident pour moi, même si j’avais de bonnes notes – ça ne m’animait pas –, j’étais devant deux choix : l’actuariat ou la comptabilité, parce que je ne savais pas ce que je voulais faire. J’aimais les maths, et j’ai choisi la comptabilité. »
Si la PDG a forgé ses premières armes professionnelles à KPMG, un cabinet comptable spécialisé en audit, en fiscalité et en services-conseils, sa première chance dans le domaine des affaires lui a été donnée par l’ex-président de Thomas & Betts, Michael Kenney.
En tant que directrice principale chez KPMG, Nathalie s’est tout de suite impliquée dans le recrutement et dans la formation du personnel. « Je savais dès le début que je ne voulais pas être le comptable aux bas bruns, l’image stéréotypée du comptable conservateur », avoue-t-elle dans un rire.
« Un jour, j’ai reçu un appel de l’interne qui me provenait – drôle de coïncidence – de l’un de mes premiers clients, Thomas & Betts (T & B). J’ai été chanceuse de rencontrer Mike Kenney, lors d’une entrevue au siège social à Memphis, ç’a été un déclic de part et d’autre. Il avait la même formation que moi, les mêmes valeurs d’intégrité et le sens de la business. Il avait cette volonté de changer les choses. »
Fait inusité, ce sont les contrôleurs de KPMG, des gens qui se rapportaient à Nathalie Pilon, qui ont suggéré son nom à T & B. Cette expérience lui a enseigné – et c’est ce qu’elle tente de transmettre aux jeunes femmes persuadées de devoir posséder tous les critères à l’embauche dans un poste de direction –, c’est d’être à l’écoute et d’oser. « Ce que je leur dis, c’est que quand on te tape sur l’épaule, c’est qu’on pense que tu as le potentiel de le faire. »
Pour elle, l’âge et le peu d’expérience n’ont pas été un frein suffisant pour l’empêcher d’avancer.
« Dès le moment où j’ai su que j’avais des appuis à KPMG, je savais que j’avais des alliés avec moi, et que pour le reste, je serais capable de les gagner – j’ai décidé de sauter. » Devant le choix de devenir associée dans un cabinet comptable ou de se diriger vers l’industrie, la présidente a choisi d’opter pour un changement de trajectoire. « J’étais à la croisée des chemins, l’opportunité d’aller chercher de l’expérience était trop belle pour que je la laisse passer », glisse-t-elle.
Transition vers ABB
Nathalie a ainsi été embauchée en tant que vice-présidente finances à Thomas & Betts, manufacturier de composants électriques, à l’usine de Saint-Jean-sur-Richelieu. Ce poste l’a menée à la présidence de T & B pour le Canada jusqu’à son rachat, en 2012, par la multinationale suisse ABB, qui l’a promue vice-présidente, puis présidente pour le Canada en 2015. Quant à la période de transition ayant suivi la transaction, Nathalie Pilon souligne que le processus s’est déroulé dans le respect de ce que représentait Thomas & Betts sur le marché, qui avait la connaissance de la distribution, et l’accès au marché.
Si le fait d’être femme l’a peut-être avantagée dans la course à la direction, c’est surtout le fait qu’elle soit une Canadienne, qui s’exprime dans les deux langues officielles qui lui a permis, à son avis, de sortir du lot. « Mon prédécesseur n’était pas un Canadien, c’était un Suisse venu ici pour cinq ans. Quand on a été achetés, j’étais en discussion avec un gestionnaire, qui est maintenant mon patron, et je lui avais dit : je ne peux pas croire qu’on n’ait pas un Canadien qui soit capable d’occuper ce poste. La morale de l’histoire, c’est qu’il faut toujours avoir un plan de succession. »
Alors qu’elle avait mis de côté les sciences après le secondaire, ironie du sort, Nathalie Pilon s’est retrouvée propulsée dans le domaine des technologies. « Après le secondaire, je ne me voyais pas travailler dans un laboratoire de chimie ou de physique, mais j’ai toujours essayé d’adopter les technologies, de suivre l’innovation. Le fait que je ne vienne pas du domaine technique me pousse à poser des questions en dehors du cadre. J’ai cette curiosité intellectuelle de mettre le nez où je n’ai pas d’affaire, de comprendre comment les choses sont faites et se transforment. »
Stockage d’énergie : compétition ou coopération
Bien au fait des plus récentes technologies en automatisation, Nathalie Pilon cite l’exemple d’un hôtel à New York, dont elle a entendu parler, complètement automatisé pour l’enregistrement des voyageurs et qui a une interface capable de mettre la valise du voyageur en consigne. Selon elle, ces technologies nécessiteront bien entendu la création de nouveaux emplois, par exemple en réparation.
« La transition ne se fera pas en une nuit, mais des gens émergent pour acheter ces récentes technologies, comme la Chine, qui est devenue un joueur dans l’industrie. Des joueurs comme les Tesla de ce monde ou Amazon remettent en question le statu quo. »
En juin, rappelons que Tesla a remporté le contrat pour construire la plus grande usine de stockage d’énergie par batteries lithium-ion au monde pour le compte d’un parc éolien en Australie, qu’elle prévoit ériger en 100 jours. « ABB a un nouveau compétiteur qui s’appelle Tesla, et qui a des solutions de stockage d’énergie dans les batteries, comme nous en avons. Il y a dix ans, nous n’aurions jamais pensé que Tesla serait pour nous un compétiteur, il s’en allait vers l’automobile .»
Ce compétiteur étant également un client pour ABB dans certaines sphères est-il appelé à devenir un « cocompétiteur »? se questionne Nathalie Pilon. « Il ne faut pas avoir peur de travailler en coopération », croit-elle. Mondialisation oblige, la présidente estime que les entreprises canadiennes doivent travailler avec d’autres joueurs de l’industrie et créer des maillages pour réussir à tirer leur épingle du jeu.
Impulsion en électrification des transports
En pleine conjoncture favorable à l’émergence de l’électrification des transports, Nathalie Pilon rappelle que le Québec a la chance de compter sur l’énergie renouvelable d’Hydro-Québec. « Serons-nous peut-être un jour tous des producteurs d’électricité qui, à l’avenir, aurons chacun un panneau solaire, une éolienne ou autres choses pour nos besoins de base? Que ferons-nous avec ce surplus d’électricité? Nous sommes déjà bien positionnés, c’est une industrie en soi. Je crois qu’il y a une volonté, au Québec, de faire différemment. »
Encore faut-il que se déploient plus de bornes de recharge en milieu de travail, comme l’a fait ABB à son nouveau siège social, souligne Nathalie Pilon. Elle se dit consciente que les consommateurs cultivent encore la crainte de rester coincés sur la route, faute d’une autonomie de batterie suffisante. Pour sa part, elle a choisi de prendre position, il y a deux ans, en achetant un véhicule électrique de marque Tesla, au moment où elle entrait en poste à titre de présidente d’ABB Canada.
« Je la regardais depuis un bout de temps, puis je l’ai vue dans le rouge – la couleur d’ABB –, et après l’avoir essayée, je me suis dit let’s make this happen (concrétisons-le). Je ne le regrette pas, je ne retournerais pas en arrière. » Pour des déplacements plus longs, avec les enfants ou en hiver, elle conserve cependant une fourgonnette.
Quant à l’expertise développée par ABB en matière de recharge rapide tant dans le transport par train, aussi bien en transport en commun par autobus qu’en automobile, Nathalie Pilon se dit convaincue que l’entreprise peut mettre à profit son savoir-faire. À cet égard, rappelons qu’ABB fait partie des partenaires de l’Institut de recherche et de développement FPInnovations, qui a annoncé en juin la conception d’une navette électrique autonome destinée au transport en commun.
« Quand nous avons annoncé la création de notre Centre de mobilité électrique ici, je voulais qu’on profite de l’occasion pour faire du Québec une plaque tournante de la mobilité électrique. On a la chance d’avoir des expériences qui ont été faites ailleurs dans le monde, donc on est capable de prendre ces technologies, de rayonner, de prendre une place et d’aider les gens à réaliser leurs ambitions », indique-t-elle.
Vers une recharge rapide
Prochaine étape pour ABB, la recharge devra se faire plus rapide, et de façon à ce que la batterie puisse recevoir cette rapidité de chargement. En effet, il faut considérer qu’encore certaines voitures n’ont pas de batterie ayant la puissance nécessaire pour recevoir la recharge rapide, même avec un adaptateur. Le défi consiste ainsi en la standardisation de cette batterie ainsi qu’à réunir tous les joueurs-clés vers cette standardisation.
« À ce moment-là, lorsque toutes les voitures seront équipées pour recevoir la recharge rapide, nous pourrons assurer une autonomie plus grande, avec des infrastructures plus imposantes ayant des sorties électriques différentes. Il faudra donc des investissements d’autant plus importants. » Selon elle, les constructeurs de voitures électriques – outre celles de marque Tesla – commencent tout juste à proposer des modèles intéressants, mais l’offre ne correspond pas encore à la demande.
Dirigeante, femme et maman
Convaincue que les femmes ont un style différent autour de la table, amenant tantôt une discussion plus cérébrale, tantôt une perspective différente, Nathalie Pilon s’approprie de plus en plus le rôle de s’adresser aux jeunes femmes dans des cercles de discussions pour leur montrer qu’elles peuvent naturellement s’imposer comme leaders.
« Dans les dernières années, j’ai pris la responsabilité de parler de mon parcours, mais cette prise de position des femmes doit se faire conjointement avec des collègues masculins, car nous sommes encore minoritaires dans les postes-clés. Il faut ouvrir les portes aux femmes. »
Menant une carrière de front, Nathalie Pilon n’est pas de ces femmes qui ont sacrifié la maternité pour se bâtir une identité professionnelle. Maman de trois enfants aujourd’hui âgés de 14, 16 et 18 ans, elle réalise que le cordon ombilical ne se coupe jamais réellement. La clé de son succès, elle l’attribue à son conjoint qui – même s’il a d’aussi grandes responsabilités que les siennes – l’aide à concilier travail-famille.
« Pour moi, il faut que les deux partenaires puissent s’accomplir dans leur travail. » Elle conjugue les deux rôles en s’enlevant tout stress et toute culpabilité, ce dont les femmes ont souvent de la difficulté à se délester. Très tôt, quelqu’un m’a dit, tu dois mettre un prix sur une heure de ton temps : en début de carrière souvent, on regarde notre budget, on se garde de l’argent pour plein de trucs, mais jamais pour s’enlever du stress. Être plus sereine, c’est être plus heureuse », édicte-t-elle, comme une règle.
L’enjeu de la succession
Femme résiliente et volontaire, Nathalie Pilon est de celles qui assument ses choix. Si elle a encore plusieurs années devant elle à diriger ABB Canada, Nathalie Pilon admet sans détour qu’elle voudra, avant de prendre sa retraite, s’assurer d’une succession.
« Le domaine dans lequel on œuvre est en transformation, on veut aider les gens à trouver vers où aller et une personne à la succession qui sera capable de continuer ce qui a été commencé, résume-t-elle. La gestion des talents sera l’enjeu des dix prochaines années, soit d’avoir les bonnes personnes au bon endroit pour servir nos clients dans une organisation importante de 4 000 employés au Canada avec une structure de plusieurs unités d’affaires. »
Cependant, la famille demeure sa priorité, et si elle devait partir du bureau plus tôt que prévu pour des raisons familiales, elle n’hésiterait pas à le faire. « J’ai toujours géré de façon à ce que ce soit les enfants d’abord, le couple ensuite, et le « moi » après. Avec mon conjoint, on veut pouvoir profiter de ce qu’on a bâti ensemble, avoir une famille élargie, des petits-enfants et un couple solide. »
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