Audrey Corbeil-Therrien est la preuve vivante que le génie électrique mène vers toutes sortes d’avenues parfois inusitées. Mordue des sciences dès l’adolescence, elle s’est intéressée dès le cégep, en sciences naturelles, à la précision requise par son cours d’électricité. Portrait d’une femme épanouie qui s’accomplit quotidiennement dans le domaine pointu des détecteurs de radiation, de la lumière visible aux rayons gamma.
Native de Val-d’Or, en Abitibi, Audrey a migré avec sa famille vers Sherbrooke au tournant des années 2000. Après un baccalauréat, une maîtrise et un doctorat en génie électrique à l’Université de Sherbrooke, Audrey travaille aujourd’hui au SLAC National Accelerator Laboratory, un laboratoire de physique du département de l’Énergie des États-Unis géré par l’Université Stanford.
Une chance unique de raffiner, au postdoctorat, son expertise sur la chaîne d’acquisition du signal, de la conversion du photon d’une particule jusqu’au signal électrique, devenu un signal numérique, qui contient l’information du temps et de l’énergie. «Les doctorants en génie électrique sont extrêmement en demande en ce moment dans Silicon Valley», glisse-t-elle en entrevue.
Bien qu’il lui reste 11 mois pour accomplir son postdoctorat dans ce technopôle qui a vu naître de nombreuses PME en haute technologiques et qu’elle croule sous les offres d’emplois de l’Université Stanford, Facebook, Google et Huawei, Audrey aspire à revenir au Québec, où elle aimerait éventuellement décrocher un poste de professeur et poursuivre ses ambitions de chercheuse.
La recherche dans sa mire
«Présentement, avec le climat politique aux États-Unis, particulièrement en recherche, ce n’est pas très prometteur. C’est l’une des raisons pour lesquelles je vais retourner au Canada, qui investit énormément en recherche depuis deux ans et ça s’annonce pour continuer. […] J’adore la recherche et l’enseignement, et le seul emploi qui me permettrait de faire les deux de manière intrinsèquement liée, c’est professeur», souligne Audrey, qui sait pertinemment qu’il s’agit d’un poste difficile à obtenir.
La jeune femme est surprise qu’au Québec, contrairement aux États-Unis, le milieu universitaire valorise l’aspect écologique de ses activités de recherche, qui visent à réduire la quantité de données et d’électricité que ces données consomment. «À notre université, on ne mise pas nécessairement sur le fait que notre recherche aide l’environnement, ce n’est pas vendeur, tandis que l’Université de Sherbrooke, par exemple, veut former des ingénieurs écoresponsables», compare-t-elle.
Si elle avait carte blanche et tout le financement nécessaire, Audrey aimerait démarrer un projet de recherche pour faire des puces neuromorphiques quantiques. «Je travaille sur des chaînes d’acquisition. On se retrouve maintenant à la limite de ce que les puces en silicium classiques sont capables de faire. C’est pour cela que ça fait plusieurs années que la fréquence des ordinateurs n’augmente pas, que leur puissance reste similaire. Le parallélisme, soit de mettre plus d’ordinateurs en parallèle, est le seul chemin qu’il nous reste pour augmenter leur puissance.»
Sachant cela, Audrey se pose la question: pourquoi ne pas combiner les ordinateurs quantiques pour faire des puces basées sur la physique quantique, qui permettent de faire des calculs de manière différente et plus rapide, avec l’intelligence artificielle ou l’apprentissage-machine (en anglais machine learning), procédés de plus en plus en demande.
L’objectif: convertir des neurones en puces quantiques afin de faire une puce neuromorphique, qui ressemble à un réseau de neurones, basée sur les nouveaux bits quantiques. «Pourquoi pas! Maintenant, comment je me rends là, je ne sais pas! Sinon, ce ne serait pas de la recherche!», lance-t-elle enthousiaste.
Contribuer à la médecine avec le génie électrique
Alors que ses collègues étudiants l’encourageaient à faire sa médecine, Audrey n’était pas du tout intéressée par le côté pratique de cette profession. «En général, les femmes aiment aider leur prochain, et en génie électrique, cette relation-là est plus subtile. On aide moins directement les gens, mais on aide les gens à aider les gens. À la maîtrise en génie électrique, je me suis finalement dirigée vers la médecine, mais en imagerie médicale. C’est très concret, on aide les médecins à donner de meilleurs diagnostics.»
Le projet de recherche qui l’a allumée impliquait autant le génie électrique que la programmation informatique, la médecine et la physique nucléaire. «Sur ce projet, j’ai travaillé en tomographie d’émission par positrons, une manière de faire une image d’une molécule spécifique qu’on va injecter dans le corps. Par exemple, on va être capable de faire une image d’un sucre qu’on a modifié. Ce qui consomme le sucre dans le corps humain: le cœur, le cerveau et les reins – et la tumeur cancéreuse.»
Candidate à la maitrise, elle a travaillé sur les détecteurs de signal radioactif qu’émet une molécule, ce qui permet de savoir où le cancer se situe dans le corps, et comment il est actif. «Il y a une nouvelle manière de voir la lumière élaborée au cours des dernières années qui permet de détecter un photon, donc une unité de lumière à la fois. C’est extrêmement sensible comme système, mais ça n’avait jamais été fait dans un scanneur de tomographie d’émission par positrons. Il fallait donc réinventer toute la chaîne d’acquisition du signal.»
Une femme dans un univers d’hommes
La recherche en génie électrique étant une chasse gardée masculine, Audrey se rappelle avoir été confrontée à certains préjugés à partir du doctorat de la part de collègues. Par exemple, elle cite avoir vécu du rejet de la part de certains collègues chercheurs. «Des chercheurs à qui je parlais de ma recherche qui, tout d’un coup, se désintéressent de ce que je dis, pour aller parler à un collègue masculin, qui pouvait être de quatre ans mon junior». Elle insiste sur le fait que ces incidents – il y en a eu à quelques reprises – ne se sont pas produits au Québec, mais à l’international.
Autre «risque» pour les femmes, dont elle se dit consciente, est le fait d’être approchée en conférence par un homme, un chercheur, pour aller prendre un verre et discuter de recherche. Elle a notamment été mise en garde par des collègues et son directeur de recherche contre certains chercheurs dans les conférences ayant la réputation d’être des coureurs de jupons.
«C’est frustrant, car on ne veut pas être obligée de penser à ça, de s’inquiéter pour notre sécurité et notre réputation. […] De plus, c’est là où se font les relations en recherche, autour d’un verre. Je ne me suis jamais empêchée d’y aller, mais je m’organisais pour qu’il y ait d’autre monde avec moi. J’ai été très chanceuse de ne pas me retrouver dans une situation problématique, mais j’ai entendu des histoires de certaines femmes qui, après avoir vécu une situation inconfortable avec un homme, évitent ensuite des situations sociales avec lui, donc évitent des opportunités de se créer un réseau.»
Lorsqu’Audrey était chargée de cours à l’université, parfois des étudiants masculins ont essayé de la rendre inconfortable, en testant ses limites. «À mon tour, je les rends encore plus inconfortables, et je gagne! La meilleure manière de dealer avec les étudiants est de faire la blague avant eux. J’ai grandi dans une famille de hockey qui était souvent à l’aréna, et j’ai compris assez vite la psychologie des hommes à ce niveau-là. Ils veulent une réaction, ce n’est pas mesquin, mais il faut faire la blague avant eux – et c’est comme ça que j’ai gagné du respect.»
Ayant tendance à être une tête forte en réunion, Audrey a plus tendance à interrompre – ce qu’elle essaie de corriger! – qu’à se taire. «Mais j’ai remarqué que d’autres femmes se taisent, se laissent interrompre. Il faut observer, et se faire des alliées. J’essaie d’aller chercher ces personnes qui ont l’air de vouloir parler, mais qui se retiennent pour une raison quelconque. S’il y a quelque chose de pas correct autour de la table de réunion, je vais le dire.
Allumer la fibre du génie chez les filles
Audrey Corbeil-Therrien croit que les jeunes filles sont confrontées dès leur plus jeune âge à un double standard: filles qu’elle entend souvent répéter «Je ne suis pas assez bonne».
Pour encourager ces filles vers les métiers du génie, Audrey s’est impliquée plusieurs années dans l’initiative Les filles et les sciences à Sherbrooke et participe à Stanford aux camps d’été SAGE-S – un acronyme pour SLAC Accelerating Girls’ Engagement in STEM (STIM en français, pour sciences, technologies, ingénierie et mathématiques). « On invite les filles du secondaire à travailler avec nous au labo pendant une semaine, il y en a eu 40 cette année et 20 l’an passé. Pour l’activité d’une journée Les filles et les sciences, j’ai été guide et chef d’équipe pendant cinq ans avant de faire ma propre activité en génie électrique. »
Elle leur proposait de monter un circuit d’une calculatrice binaire, avec une résistance et une puce, expliqué à l’aide d’un schéma électrique qu’elles devaient lire et comprendre.
«J’aimerais qu’il y ait plus de femmes dans toutes les sciences, mais c’est sûr que c’est en génie électrique où elles sont moins présentes qu’il y a le plus de travail à faire. On sous-estime comment le génie électrique nous permet de faire n’importe quoi. Tout est électrique maintenant», souligne Audrey qui aimerait aller «jaser avec les filles au primaire, alors qu’elles ont encore cette curiosité de la nature.»
Elle veut leur dire qu’elles ont droit à l’erreur, le droit de détruire un objet pour le décortiquer et voir comment il fonctionne. Son message aux filles: «La science, c’est ce qui fait le monde autour de nous. Vous pensez que vous n’êtes pas capable, mais avez-vous essayé? Soyez curieuse, asseyez!»
Sur la photo d’introduction, Audrey a eu l’occasion au doctorat de faire un stage de quatre mois au CERN, laboratoire européen pour la physique des particules, à Genève en Suisse. Elle pose devant le détecteur Compact Muon Solenoid (CMS) du Large Hadron Collider.
Lire notre dossier sur les femmes en génie: À peine 11 % de femmes étudient en génie électrique et Un système biaisé qui fait obstacle aux femmes.